Assurance de responsabilité civile de l’employeur au titre du préjudice d’anxiété : l’exposition à l’amiante est le fait dommageable


17/01/2023

Vincent ROULET commente l'arrêt du 15 décembre 2022 de la Cour de cassation sur ce sujet.

Le fait dommageable, dans les rapports entre l’assuré garanti au titre de la responsabilité civile et son assureur, est constitué par l’exposition à l’amiante, et non par la connaissance par le salarié de cette exposition ou l’inscription de l’entreprise sur la liste des établissements relevant de l’ACAATA.

Où le préjudice d’anxiété subi par les travailleurs exposés à l’amiante soulève la très classique question de droit des assurances afférente à l’identification de l’évènement déterminant la garantie de l’assureur de responsabilité civile…

En 2010 à propos des salariés éligibles à l’ACAATA (Soc. 11 mai 2010, n° 09-42.241, Dalloz actualité, 4 juin 2010, obs. B. Inès ; D. 2010. 2048 , note C. Bernard  ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout  ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta  ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat  ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain ), puis en 2019 pour l’ensemble des salariés (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442, Dalloz actualité, 9 avr. 2019, obs. W. Fraisse ; D. 2019. 922, et les obs. , note P. Jourdain  ; ibid. 2058, obs. M. Bacache, A. Guégan et S. Porchy-Simon  ; ibid. 2020. 40, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz  ; JA 2019, n° 598, p. 11, obs. D. Castel  ; ibid. 2021, n° 639, p. 40, étude P. Fadeuilhe  ; AJ contrat 2019. 307, obs. C.-É. Bucher  ; Dr. soc. 2019. 456, étude D. Asquinazi-Bailleux  ; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre  ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann ), la Cour de cassation ouvrit aux travailleurs exposés à l’amiante la faculté d’obtenir, contre leur employeur ou leur ancien employeur, l’indemnisation du préjudice d’anxiété né de cette exposition. Ces décisions drainèrent nombre d’actions en justice. Quoique les sommes individuellement octroyées par les juridictions demeurassent modestes (quelques milliers d’euros en moyenne par travailleur), les coûts totaux furent conséquents pour certaines entreprises à raison du nombre de salariés concernés. Que celles-ci disposassent de tels contrats, elles se tournèrent vers leurs assureurs de responsabilité civile, lesquels songèrent à jouer avec les notions de sinistre et de période de couverture pour refuser leurs garanties. Illustration de ce jeu est donnée avec la décision commentée.

Deux sociétés employaient au cours des années soixante-dix et quatre-vingt des salariés qui furent exposés à l’amiante. Jusqu’au 1er juillet 1982, elles étaient couvertes au titre de leur responsabilité civile, le contrat prévoyant que son objet était « de garantir l’assuré contre les conséquences pécuniaires de sa responsabilité à l’égard des tiers, dans tous les cas où elle viendrait à être recherchée (…) ». Il précisait que la « garantie s’applique quelle que soit la nature de la responsabilité (…), la base juridique invoquée ou susceptible de l’être dans la mesure où cette base juridique est applicable au jour et au lieu du sinistre ou de son règlement (…), quelle que soit la nature des dommages ou préjudices » (v. Versailles, 3e ch., 11 mars 2021, n° 18/08807 – la Cour de cassation commettra par la suite une imprécision en faisant référence à un assuré « garanti au titre de la faute inexcusable »). Au début des années 2010, près de trois cents salariés saisirent le conseil de prud’hommes. Ils invoquaient la faute de leur employeur résidant dans le manquement à l’obligation de sécurité de résultat (en application de la jurisprudence en vigueur  à l’époque, comp. Soc. 5 nov. 2015, n° 14-24.444, D. 2015. 2507 ; ibid. 2016. 144, chron. P. Flores, S. Mariette, E. Wurtz et N. Sabotier ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 457, étude P.-H. Antonmattei et Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, préc.) découlant de leur exposition à l’amiante, ainsi que le préjudice d’anxiété qui en avait découlé. Parmi les salariés, certains étaient éligibles à l’ACAATA, car ils avaient été employés par un site porté sur la liste prise en application de l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 de financement de la Sécurité sociale ; d’autres ne l’étaient pas.

À la suite de cette action, les employeurs se retournèrent vers l’assureur de responsabilité, lequel déclina sa garantie au motif (parmi de nombreux autres dont n’eut pas à connaître la Cour de cassation) que le sinistre était né postérieurement à la période de couverture.

Date de naissance du préjudice d’anxiété

Pour étayer sa thèse, l’assureur s’appuya sur l’abondante jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation relative au préjudice d’anxiété. Après que celle-ci eut rendu en 2010 et en 2019 ses décisions de principes sur l’existence du préjudice compris comme la situation d’inquiétude permanente des salariés exposés à l’amiante face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante les amenant à subir des contrôles et examens alimentant cette angoisse (Soc. 11 mai 2010, préc.), la Cour de cassation avait détaillé dans un grand nombre de décisions les caractères et les conditions de la naissance du préjudice d’anxiété.

À propos des salariés employés par un site figurant sur la liste prise en application de l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998, elle jugea que le préjudice « ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l’amiante [et] est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance de ce risque par les salariés ». À l’époque, ces salariés pouvaient seuls prétendre à la réparation et n’étaient tenus de rapporter la preuve d’aucun autre fait que de leur emploi sur l’un de ces sites : la Cour déduisit donc dans la même décision que le préjudice d’anxiété naissait « à la date à laquelle les salariés avaient eu connaissance de l’arrêté d’inscription » sur la liste (Soc. 2 juill. 2014, n° 12-29.788, D. 2014. 1493 ) ou, dans une autre décision que « le fait générateur du préjudice d’anxiété était constitué par le classement par arrêté [au régime de l’ACAATA] (Soc. 22 juin 2016, n° 14-28.175, Dalloz actualité, 21 juill. 2016, obs. W. Fraisse ; D. 2016. 1436 ). En 2019 (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, préc.), les autres salariés purent enfin prétendre à l’indemnisation, sans toutefois se prévaloir de la réparation automatique réservée aux salariés éligibles à l’ACAATA : il fut déduit que, pour ceux-là, la naissance du préjudice d’anxiété était acquise au jour où les deux conditions étaient satisfaites, à savoir, d’une part, la connaissance de l’exposition à l’amiante et, d’autre part, le début de la surveillance médicale traduisant ladite anxiété.

Fort de ces décisions, l’organisme assureur puis la cour d’appel se prévalurent de l’évidence. De manière fort rigoureuse en apparence, la cour d’appel de Versailles reprit à son compte la définition du préjudice d’anxiété posée par la Cour de cassation et les modalités de détermination de la date de sa naissance et déduisit :

• pour les salariés ayant été employé par le site figurant sur la liste, que « la garantie n’était pas due, le fait dommageable n’étant pas survenu entre la prise d’effet du contrat d’assurance et son expiration, le 1er juillet 1982, intervenue près de vingt ans avant l’arrêté » ;

• pour les autres salariés, qu’il n’était pas démontré que ceux-ci « avaient eu connaissance qu’ils étaient exposés à l’amiante et des risques d’une telle exposition avant l’expiration de la garantie ».

Notion de fait dommageable en assurance de responsabilité civile

Le raisonnement était pourtant vicié ab initio. Certes, à juste titre, la cour d’appel avait retenu que la garantie de l’assureur est due dès lors que les dommages trouvent leur origine dans un fait dommageable s’étant produit pendant la période de couverture. La solution n’allait pas d’ellemême. L’article L. 124-5 du code des assurances laisse aux parties, hors l’assurance de responsabilité civile des personnes physiques, la liberté de choisir l’événement déclenchant la garantie : ou bien le fait dommageable, ou bien la réclamation. Cet article est cependant issu de la loi n° 2003-706 du 1er août 2003. Très postérieur au contrat d’assurance, il était exclu qu’il trouvât à s’y appliquer, tandis que le droit antérieur, fruit d’une jurisprudence importante de la Cour de cassation, commandait évidemment de retenir le fait dommageable comme critère du sinistre (Civ. 1re, 16 juill. 1970, n° 69-10.060 ; v. à propos des suites et conséquences, Rép. civ., v° Assurances de dommages, nos 208 s.).

En revanche, après avoir défini le fait dommageable comme « l’événement qui est la cause génératrice du dommage », la cour d’appel avait désigné la réalisation du préjudice d’anxiété comme le fait dommageable. Et c’est sur ce point que la décision est cassée. Quoique formellement, la définition du fait dommageable utilisée par les juges du fond fût bien celle posée à l’article L. 124-1-1 du code des assurances, la compréhension qu’ils en retinrent était erronée. Le fait générateur s’entend non pas comme celui du dommage subi par le responsable (le préjudice de la victime), mais comme celui du dommage subi par la victime : c’est l’origine du préjudice de la victime qui sert à déterminer la portée temporelle de l’assureur et qui doit être recherchée. Et la Cour de cassation de conclure : « le fait dommageable dans les rapports entre l’assuré garanti au titre de la faute inexcusable et son assureur, est constitué par l’exposition à l’amiante, et non par la connaissance par le salarié de cette exposition ou l’inscription de l’entreprise sur la liste des établissements relevant de l’ACAATA ».